Chesapeake Bay, Etats-Unis – octobre 1988
II s’en faut de deux bonnes heures que l’aube ne se lève lorsque Patrick Fawkes paie le chauffeur du taxi et s’avance vers la barrière violemment éclairée de la compagnie Forbes, chantiers navals de démolition et de renflouage. Un gardien en uniforme se détourne de l’écran de son poste de télévision et bâille lorsque Fawkes passe un petit dossier à travers le guichet du poste de garde. Le gardien examine les signatures et compare les photos avec l’original qui attend de l’autre côté du guichet. Puis il rend le dossier.
— Soyez le bienvenu en Amérique, Capitaine. Mes patrons vous attendaient.
— Le bateau est-il ici ? demande Fawkes, impatient.
— Ancré au dock de l’Est, répond le gardien en passant une reproduction du plan de l’entreprise à travers le guichet. Faites attention où vous mettez les pieds. Depuis le rationnement de l’énergie, les lampadaires du chantier sont éteints. Il fait plus noir qu’en enfer là-bas.
Fawkes s’avance vers le dock en passant sous les grues géantes. Le vent qui souffle de la baie soulève la poussière et apporte à ses narines l’acre parfum du port. Il aspire le mélange de senteurs de fuel, de goudron et d’eau salée. Et comme toujours ce cocktail lui fouette le sang.
Arrivé au dock de l’Est, il jette un regard autour de lui, cherchant un signe d’activité. Il y a longtemps que l’équipe de nuit est allée se coucher. Seule, perchée au sommet d’un pilier de bois, une mouette à l’œil rond lui rend son regard.
Fawkes marche encore pendant une centaine de mètres et s’arrête au pied d’une énorme silhouette fantomatique que l’on distingue mal dans l’obscurité. Il n’attend guère ; franchit la planche d’embarquement et arrive sur un pont apparemment interminable ; dans le noir et le dédale d’acier, il trouve sans hésiter son chemin vers la passerelle de commandement.
Plus tard, lorsque le soleil apparaît au-dessus du rivage à l’est de la baie, l’aspect délabré du navire mutilé se révèle. Mais Fawkes ne voit pas la peinture écaillée, les vastes plaques de rouille, les blessures faites par le chalumeau des démolisseurs. Comme le père d’une fille affreusement défigurée, il ne voit que la beauté du navire.
— Mon joli, mon sacré bateau ! crie-t-il à travers le pont désert. Tu feras parfaitement l’affaire, mon vieux.